Incoercible

Publié le par F.


Incoercible
Août 2004





Forts de notre carte de médecins en devenir, nous accompagnâmes les sœurs indonésiennes lors de leur distribution hebdomadaire de médicaments à la prison du centre.

La connaissance du français de ces avatars de Thérésa se limitait aux mots de la table, de la douleur et de la prière. L’une d’entre elles ressemblait à un singe évangélisé, l’autre à une terroriste repentie.

Des gardes en uniformes kakis nous firent entrer dans la prison. Je n’ai remarqué leurs armes que plus tard, l’idée qu’un nigérien puisse avoir la fulgurance d’esprit et l’énergie décisionnelle de tirer sur un homme en fuite me paraissait déjà tellement surréelle, de par la prévalence de l’hypoxémie néonatale dans ces contrées.

Nous entrâmes dans le quartier des hommes. J’avais fait toutes les démarches pour venir ici et j’étais gêné pourtant, de cette espèce de déontologie orgueilleuse de blanc, une désagréable sensation touristique, conjuguée à notre visibilité –deux blanches aux bras graciles et dénudés, aux cheveux éclatants sous le soleil et moi leur maquereau taciturne.

Notre guide nous faisait entrer dans les alcôves les plus obscures. Je ne croisai le regard d’aucun homme, pour éviter toute provocation silencieuse. En vérité les prisonniers exprimaient de l’amusement pour ce divertissement bien peu extraordinaire. Nous pénétrâmes dans des pièces à l’odeur insoutenable –l’odeur de mille hommes attendant la purification d’un déluge d’eau de javel, qui n’était pas prévu par les autorités avant le siècle prochain.

La cour de la prison était un gigantesque marché du désert où tout se monnayait en cigarettes. Des hommes faisaient la file pour remplir leurs gamelles avec une mixture à base de mil et de lait. On nous fit pénétrer dans les cuisines : je n’associais pas d’autre image à l’enfer musulman. Le bruit, la chaleur, la promiscuité et les miasmes. Nous passâmes devant les douches, où je m’astreignais à ne pas biaiser le regard, trahissant par là ma curiosité- qui aux yeux de l’assistance n’aurait été rien d’autre qu’un pur intérêt anthropologique et littéraire. L’une de mes compagnes, elle, ne se gêna de rien et décrivit plus tard, lors du dîner, la longueur de ces indigènes dont le repos vigoureux laissait imaginer la plus animale bestialité et les plus folles rigidités, nonobstant ma condition génétique et ma fierté virile.

Nous passâmes dans la section des femmes et celle des mineurs, bien moins fournies que celle des hommes. Puis on nous fit entrer dans la salle de soins de la prison, où un infirmier donnait des consultations médicales en présence des sœurs simiesques, qui distribuaient magnanimement la manne divine entreposée dans de grandes boîtes blanches hermétiques, pour éviter à juste titre la revente des médicaments par le personnel carcéral.

J’exprimai rapidement mon scepticisme quant à la perspicacité diagnostique de ce militaire, mais ma voisine me signifia qu’il savait ce qu’il faisait, ce dont elle ne fut plus si sûre quelques minutes plus tard. Un homme se présenta à l’entrée, s’avança vers moi, défit sa braguette et sortit sa chose à hauteur de mon regard : c’était la première fois qu’un homme me présentait si spontanément sa verge, sans même me faire d’avances ou m’offrir un verre. L’infirmier me dit que cet homme avait été écroué il y a deux ans et prescrivit une sérologie BW. Je méditais longuement sur la façon dont le prisonnier avait contracté la syphilis : les maladies vénériennes ont de tout temps révélé au grand jour les accointances de la nuit, et cette révélation associée à l’image des douches soulevait mon imagination.

Je m’abstins de signaler à l’officier que la syphilis ne s’attrapait pas dans les airs et que d’autres prisonniers étaient a fortiori infectés, tout ceci n’était en effet que réflexion épidémiologique occidentale et surtout prétexte à voir tous les prisonniers défiler nus dans la salle de soin.

A dix-sept heures trente, les sœurs manifestèrent leur lassitude sans équivoque et remballèrent leurs médicaments, prenant congé pour la semaine, malgré l’agitation des patients qui se bousculaient derrière la porte. Nous étions seuls avec l’officier et nous n’aurions pas pu prévoir l’issue de cet entretien. Dans la plus grande banalité , il nous interrogea sur la spécialité que nous visions.

Il félicita Claire de choisir la pédiatrie, et Chloé la médecine d’urgence. Il fut beaucoup plus réservé quand je parlai de la psychiatrie et revint à Chloé. Il commença un historique de la prison :

« Cette prison date de 1947. L’erreur, lors de sa construction, c’est d’avoir mis les voleurs avec les criminels. Le criminel apprend son métier au voleur et quand ils sortent ils se retrouvent dehors et s’associent pour faire des crimes ! Vous savez, cette prison a été construite deux ans après la fin de la dernière guerre.
- …
- La fin de la guerre c’était en 45 !
- …
- On ne pouvait pas prévoir à cette époque qu’il ne fallait pas mettre les criminels avec les voleurs !

Puis il se tourne vers moi et lance :

-C’est pour ça qu’on va avoir besoin de pchiquatres !

Je crois avoir mal entendu. Chloé, qui est assise à ma droite sur le lit de consultation, se tourne vers moi et me glisse discrètement :

-C’est sûr, on va avoir besoin de pchiquatres.

Et l’infirmier de surenchérir : -oui, c’est important, la pchiquatrie !

Un spasme incoercible s’empara de mon diaphragme, se propageant par contiguïté en convulsions abdominales, mes mâchoires étaient tout à fait bloquées par le trismus du rire et mes veines céphaliques se dilataient dangereusement pour drainer le sang chaud dans lequel mijotait mon cerveau.

Il était trop tard pour que l’infirmier ne comprenne pas qu’il était à l’origine de mes secousses, je vis son visage exprimer une désapprobation affectée mais je ne pouvais organiquement plus m’arrêter, comme les animateurs de télévision.

Il est aussi rare d’être submergé par le rire que de l’être par l’amour.

L’ascension dans l’absurde avait été à la fois si brusque et si forte que mes muscles exprimaient toute la joie de participer à la Grande Crise. L’incubation de Chloé fut instantanée mais j’avais déjà une bonne longueur d’avance.

Je contemplais le rictus de son visage, qu’elle souhaitait dissimuler en tournant la tête –moi je n’avais ni tête à tourner ni cheveux camouflage. Les sœurs, l’absurdité médicale, la bêtise linguistique, le comique audiovisuel de la situation, tout cela nous fit mourir. Claire n’avait rien manqué du mal qui nous possédait et tentait de poursuivre sérieusement la conversation. Moi j’essayais de trouver n’importe quoi pour m’occuper l’esprit. Je me répétais très vite dans ma tête, comme un mantra apaisant, le mot « Bristopen » inscrit sur une boîte de médicament devant moi. « Bristopen, Bristopen, Bristopen »


Mais dans ces conditions, le nom de l’antibiotique prenait des consonances drolatiques, comme s’il s’agissait d’un personnage de farce. Sacré Bristopen ! Chloé, elle, s’était levée pour donner le change et faire semblant de lire une affiche sur la contagiosité de la lèpre.

Mais la lèpre était si drôle !
Ces lambeaux de peau qui tombaient de ces visages boursouflés !

La situation dura cinq bonnes minutes, et rapidement l’air vint à manquer dans la pièce, je n’avais plus qu’une idée, sortir ! Claire accepta mon instance si bruyante – je ne ressentais aucune gêne- et nous prîmes congé. Je parvins à dire calmement merci-de-nous-avoir-reçus, je le pensais sincèrement, puis la crise revint, plus forte, je me précipitai dans la rue, suivi de peu par Claire et Chloé, nous partîmes ensemble d’un grand éclat, répétant et mimant l’officier, énumérant les détails, exaltant mutuellement nos sensations, comme le lait exalte les céréales. Je jetais un dernier regard aux gardes de la porte, les seuls hommes qui auraient pu à cet instant me rendre le calme en me trouant la peau.

Publié dans Flirt avec le mâle

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